Motion d’orientation
L’atelier de la danse populaire (ADP) réunit des chercheurs, des danseurs et des musiciens qui partagent un certain nombre d’idées fondamentales sur la danse ancienne (de pratique commune et de fonction récréative) et la danse traditionnelle (dite folklorique), celles apportées par les travaux de Jean-Michel GUILCHER.
On peut résumer ces idées en deux propositions :
- la danse est le produit d’une histoire. Sa genèse, son évolution et sa raison d’être ne peuvent s’apercevoir en dehors de l’observation d’une société donnée.
- la danse traditionnelle est quelque chose d’original, tant par sa fonction que par sa nature même (qualité du mouvement, rapport à la musique).
Le premier point impose à la recherche des méthodes contraignantes ; le second conduit à inventer des conditionnements particuliers à la pratique et à la transmission des répertoires concernés.
Danse, histoire et recherche
La danse récréative implique l’histoire des sociétés d’abord dans ses formes. Une ronde, une chaîne, une danse à figures, la disposition en couple ouvert ou fermé, chacun de ces dispositifs est une mise en ordre sociale qui a quelque chose à nous dire sur la façon dont la société conçoit et manifeste la vie relationnelle. Cette mentalité sociale s’exprime par ailleurs dans les autres productions du groupe. Elle s’adosse à des conditionnements économiques, sociaux et culturels qu’il importe d’apercevoir. Le passage d’une forme de danse à une autre suppose une évolution des mentalités et invite à en chercher les causes dans le renouvellement des conditionnements en question. Indépendamment des causes, les moyens de l’évolution sont de nature diverse selon la région et l’époque où on la considère. Seule l’observation des sociétés permet de les décrire.
La danse implique encore l’histoire des sociétés dans la place qu’elle tient au sein de groupe et la fonction qui lui est dévolue : récréation vécue par tous, désignation d’exécutants spécialisés, spectacle, répertoire à toutes fins, usage rituel ou festif, ces rôles divers sont liés à des modes d’appropriation distincts (osmose, imprégnation, enseignement individuel libre ou organisé dans le cadre d’une institution, présence ou absence de sociétés de jeunesse, etc.), qui correspondent eux-mêmes à des âges successifs de l’histoire des sociétés. Ces fonctions et ces modes d’appropriation distincts donnent un contenu hétérogène au terme danse, en ce qu’ils n’en font pas forcément un objet passible d’analyse, de dénomination et de discours aux yeux des danseurs traditionnels.
La dimension historique de la danse déboute comme inappropriées les problématiques de l’origine (magique, rituelle, etc.) chères aux anciens folkloristes, disqualifie comme un outil d’investigation inadapté toute spéculation relevant d’une logique littéraire ou philosophique ( » de tout temps les hommes… « , » dans le moindre village il y avait toujours… « ) et exige du chercheur des méthodes appropriées, fondées avant tout sur l’observation.
C’est l’histoire qui fait que « les civilisations sont mortelles ». Il n’existe plus aujourd’hui en France de milieu élaborant une culture qu’on puisse considérer comme étant de type traditionnel (danse, mais aussi costume, mobilier, musique, littérature orale). Les mécanismes de genèse et de transmission de la danse ne sont plus ceux qui ont donné leur visage aux répertoires dits traditionnels, dans la civilisation dont ils étaient l’expression directe, normale et unique. Ce type de civilisation n’est plus représenté en France depuis le début du siècle. Il n’en subsiste que des répertoires, qui ont inspiré des pratiques nouvelles. Toute pratique nouvelle des répertoires traditionnels, loin d’attester une quelconque longévité de l’ancienne tradition populaire, est donc – à des degrés divers – reconstruction et s’inscrit dans un mouvement revivaliste, ainsi qu’en témoigne à lui seul le discours justificatif dont s’accompagnent ces pratiques où qu’on les observe.
D’où le paradoxe de la recherche en danse traditionnelle : elle ne peut se dispenser de l’enquête ethnographique ; il est trop tard pour attendre d’une telle enquête les réponses aux questions essentielles : genèse des répertoires, fonctionnement de l’emprunt, nature, amplitude et rôle de la variation, incidence des divers conditionnements sociaux, mode d’implication des classes d’âge, ampleur et qualité des relations à la société englobante, articulation des forces de conservation et de renouvellement, etc., modulation de ces phénomènes selon les régions et les époques ; rien de tout cela ne peut plus être décrit, du fait qu’on n’a plus la possibilité d’observer un milieu traditionnel vivant sa culture au présent et au quotidien. L’enquêteur est désormais tributaire des témoignages rétrospectifs, isolés, subjectifs – et en partie contradictoires – d’informateurs âgés, qui se réduisent pour l’essentiel aux derniers cultivateurs ayant connu l’ancien monde paysan.
De sorte que le chercheur doit limiter sa curiosité aux questions susceptibles de recevoir une réponse de l’enquête de terrain : comment les répertoires traditionnels sont-ils venus jusqu’à nos informateurs, quels ont été les relais de la tradition dans la société post-traditionnelle, comment a fonctionné, au XXe siècle même, la mémoire sociale et quels ont été les agents de la transmission de ces répertoires après disparition des milieux qui les avaient élaborés.
La rareté des informations sur la danse populaire à date ancienne, la frivolité de la plupart des histoires de la danse quant à tout ce qui précède l’avènement du ballet, le manque d’exigence méthodologique dans la plupart des recherches ethnologiques conduites aujourd’hui, obligent à un regard critique averti. Cette critique s’applique par ailleurs à toute source écrite (iconographie, récits de voyageurs, correspondances privées, descriptions et observations diverses, œuvres littéraires, condamnations gouvernementales ou ecclésiastiques, statistiques préfectorales, traités et manuels de danses, recueils et notations musicales, etc.). Seule une information incluant la référence aux sources et leur critique permettra de substituer l’exposé scientifique au discours idéologique.
Pratique et transmission
La diversité de l’offre proposée aux gens d’aujourd’hui qui veulent s’adonner aux répertoires traditionnels (groupes folkloriques, ballets populaires, bals folk et festou noz, MJC, associations diverses, répertoires de toute origine) atteste la diversité de la demande revivaliste. Cette pluralité doit être respectée, sous peine de faire violence à la liberté de tel ou tel. L’ADP ne prétend donc pas se substituer à d’autres démarches, mais proposer la sienne propre.
Deux traits de l’ancienne danse populaire justifient à nos yeux qu’on continue de la pratiquer : elle est un art communément partagé ; elle est un art de qualité.
En tant que pratique commune et communautaire, la danse populaire n’a pas d’autre raison d’être que le plaisir qu’elle donne. Cette raison est une légitimation suffisante à sa pratique, indépendamment de la qualité du mouvement et de l’information historique ou ethnologique dont dispose le danseur. Transmettre la danse, pour nous, c’est tabler sur ce plaisir pour susciter l’envie de bien danser et – éventuellement – éveiller la curiosité historique et ethnologique, laquelle est exigible, en revanche, de tout instructeur de l’ADP.
La danse traditionnelle présente dans son milieu d’origine des traits et une fonction qui nous paraissent essentiels :
- elle est une activité de loisir. On évitera donc de l’enseigner dans le cadre de l’école, ce qui risquerait de la ramener au rang de discipline scolaire.
- elle est une activité d’adultes. On évitera donc de l’enseigner à des enfants, ce qui risquerait de la réduire au statut de répertoire enfantin.
- elle a une fonction récréative. Elle ne saurait donc avoir le spectacle pour première raison d’être.
Qui est qualifié aujourd’hui pour enseigner la danse traditionnelle ?
La seule réponse sérieuse à cette question est : strictement personne. Pour plusieurs raisons :
- nous connaissons insuffisamment la danse traditionnelle. Les témoignages anciens, même honnêtes, ne sont guère utilisables. La plupart des collecteurs actuels n’ont pas la formation de danseur et la compétence de chercheur pour que leurs collectages soient fiables. Les enquêtes rigoureuses sont à la fois rares et tardives. Les répertoires et les styles fabriqués nourrissent 70 % de la pratique revivaliste à l’heure actuelle.
- un danseur revivaliste, quelles que soient ses qualités et son application, est impuissant à s’approprier totalement la façon de faire d’un danseur traditionnel ; car cette façon de faire est avant tout une manière d’être, façonnée par une société disparue. Quoi que nous fassions, il y a un reste ; or c’est justement ce reste qui fait que la danse traditionnelle est autre chose qu’une pure technique.
- le seul jury qualifié pour juger de l’authenticité d’une performance a disparu depuis près de cent ans. Ce n’est d’ailleurs pas sur l’enseignement – sauf cas particulier – que les milieux traditionnels se sont fondés pour transmettre leur danse, mais sur une osmose comparable à ce qu’est un bain linguistique. A partir du moment où une langue cesse d’être une langue vivante, à partir du moment où elle n’est plus langue maternelle, en acquérir l’accent idiomatique devient problématique.
Pour toutes ces raisons (et quelques autres) l’idée même d’un diplôme d’enseignement de la danse traditionnelle (et de la danse ancienne) apparaît comme dépourvue de sens : son institution supposerait le contrôle d’une conformité, bref un dogmatisme dont personne n’a les moyens, et qui reviendrait à remplacer la compétence impossible par une autorité illégitime.
Si la transmission des répertoires traditionnels et anciens, désormais, ne peut plus faire l’économie de l’enseignement, au moins doit-on veiller à ce que les moyens mis en œuvre par cet enseignement ne dénaturent pas l’objet à transmettre. L’instructeur de danse doit pour cela respecter quelques principes fondamentaux :
- apprendre à danser plutôt qu’enseigner des danses, c’est-à-dire privilégier l’intelligence – vécue de l’intérieur – de l’esthétique particulière à la danse traditionnelle aux dépens de la pure et simple acquisition de répertoire.
- lier étroitement l’apprentissage du mouvement à l’intelligence de la musique (architecture en phrases et motifs, place et nature de la pulsation, rôle d’impulsion variable du temps fort et de l’anacrouse, rapport de la pulsation au remplissage du temps, etc.)
- éviter autant que possible de recourir à la décomposition du mouvement pour le rendre accessible. Une telle dissection – possible en danse classique – passe à côté des exigences de la danse traditionnelle, pour laquelle le mouvement est un tout organique, entier et premier.
En retour, l’intelligence musicale s’appuiera plus sur l’expérience musculaire que sur l’analyse arithmétique.
Tout cela suppose une collaboration entre les instructeurs de danse et les musiciens d’atelier. Le travail sur des musiques enregistrées ne peut donc être qu’un pis-aller : il ne remplace pas le musicien d’une part ; il revient d’autre part à concurrencer ce dernier avec le produit de son propre travail.
La pédagogie de l’instructeur doit donc plutôt être soucieuse de simplifier le geste, tout en lui conservant une fluidité et une cohérence qui sont celles de la danse elle-même.
A chaque moment de l’enseignement, encourager l’imitation plutôt que l’analyse. L’enseignement de la danse doit s’articuler sur les acquis de la recherche et inclure sa propre critique, la première vertu d’un formateur – outre ses qualités de danseur – étant de reconnaître son insuffisance : communication des sources de son savoir, limites de son information, distance de sa performance aux modèles, doute quant à la valeur de témoignage de ces modèles eux-mêmes, etc.